Quel sera l’impact économique du #Brexit ? Les professionnels débattent sur le référendum qui décidera du maintien ou non du Royaume-Uni dans l’Union européenne. Lire tous les billets sur ce sujet ici, et écrire le vôtre (en utilisant le hashtag #Brexit). Retrouvez tous les articles publiés en français ici

J’ai longtemps hésité avant d’écrire ce post exposant mon analyse d’un éventuel #Brexit. Après tout, quelle que soit la force des liens qui m’unissent avec le Royaume-Uni, et notamment sa capitale, Londres, dans laquelle j’ai eu le bonheur de passer 12 années de ma vie, je ne suis pas une citoyenne britannique et je ne serai pas appelée à me prononcer à l’occasion du référendum le 23 juin prochain. De quel droit m’exprimerais-je sur le choix souverain d’un pays qui n’est pas le mien ? Que vaut le jugement d’une étrangère sur la décision d’un peuple inquiet pour son avenir, et préoccupé de son identité ?

De plus, Londres, ce n’est pas le Royaume-Uni. J’imagine la réaction d’un habitant du nord de l’Angleterre, l’une des régions les plus sinistrées par la désindustrialisation et le chômage, face aux propos d’une ministre française en charge du numérique l’exhortant à ne pas tourner le dos au projet européen. Comment ne pas comprendre sa colère et son sentiment de rejet, face aux émissaires d’un monde parallèle hyperurbain, hyperconnecté, auquel il n’appartient pas : celui des gagnants de la globalisation heureuse. Mon appel, loin d’atteindre son but, ne risquerait-t-il pas dès lors d’accentuer les crispations? Ne pourrait-il pas fragiliser la position de ceux qui oeuvrent actuellement à préserver les liens qui unissent le Royaume-Uni au continent?

On ne peut pas avoir la prétention de donner des leçons ou de lancer des appels

Pour toutes ces raisons, on ne peut pas avoir la prétention de donner des leçons ou de lancer des appels pour ou contre le #Brexit. Je me contenterai de livrer un témoignage et l’état de mes réflexions : celles d’une Française d’origine canadienne qui a construit une partie de sa vie et de sa personnalité dans la capitale d’un pays qui l’a accueillie, et qui se consacre désormais à définir une vision de l’innovation emportant le progrès pour tous. J’ai élevé à Londres mes deux premiers enfants, touché des (modestes) allocations familiales et, bénéficiant du National Health Service, j’ai apprécié de pouvoir consulter gratuitement un médecin généraliste ou de débarquer aux urgences pédiatriques de St Mary’s Hospital au milieu de la nuit pour y recevoir des conseils rassurants. Mon foyer a aussi largement contribué à ce système de solidarité ouvert et inclusif, et j’ai payé des impôts (conséquents) sur mon salaire modeste de chercheure à l’université et de collaboratrice parlementaire à la Chambre des Communes.

Je sais que la vie à Londres peut être dure. L’accès au logement, à l’emploi, aux transports, aux modes de garde des jeunes enfants ou aux bénéfices d’une retraite, l’intégration sociale sont des combats quotidiens pour beaucoup de ses habitants. En dépit de ces difficultés réelles, la capacité de cette ville à absorber la différence pour enrichir un destin collectif continue aujourd’hui de m’étonner. A mes yeux, la capitale du Royaume-Uni reste l’incarnation de l’ouverture sur le monde, d’un mélange fructueux des nationalités. Si cette ville cosmopolite porte si bien les valeurs de tolérance, c’est avant tout parce que celles-ci sont ancrées dans le réel et dans la vie quotidienne des Londoniens. Une vie faite d’échanges et de liens forts, qu’ils soient économiques, sociétaux ou culturels, avec le monde qui les entourent… notamment avec le continent européen. Cet « esprit de Londres » si particulier n’est d’ailleurs pas pour rien dans le choix de nombreux entrepreneurs, venus de France et d’ailleurs, de s’y installer pour y créer leur entreprise.

Nul doute que ces jeunes entrepreneurs européens de la génération Erasmus, qui pensent leurs ambitions à l’échelle du monde, tout en restant fiers de leur culture et de leurs racines, seront attentifs au signal donné prochainement par la société britannique. Comme dans la Silicon Valley, au moins un cinquième des startups de Techcity ont été créées par des étrangers, qui contribuent pleinement au dynamisme du pays et à la croissance tirée par le secteur des services et les investissements dans l’innovation. Cette question de la capacité à attirer les meilleurs talents de la tech est vitale pour le devenir des pays occidentaux. Bien loin des débats houleux et subjectifs sur l’immigration, les études statistiques montrent que la contribution fiscale des étrangers est au total créditrice pour le budget de l’Etat au Royaume-Uni. J’aimerais tant que les Britanniques acceptent de voir cette réalité-là, sans se laisser entraîner par ceux qui surfent sur la peur et la nostalgie d’une époque révolue.

Londres compte aujourd’hui dans le numérique justement parce qu’il y a Paris, Berlin, Dublin, Stockholm

On ne peut pas créer une entreprise si on ne croit pas en l’avenir. Les jeunes qui font le pari de Londres y vont parce qu’ils croient que cet avenir peut se construire depuis le Royaume-Uni. Ce n’est pas seulement le libre-échange qui attire les entrepreneurs venus d’ailleurs et a permis de faire de Londres le noyau de la tech en Europe. Ce n’est pas seulement l’utilisation universelle de la langue anglaise dans le monde du numérique, et la facilité à trouver des financements grâce à la proximité de la City et de ses capitaux-risqueurs. Londres compte aujourd’hui dans le numérique justement parce qu’il y a Paris, Berlin, Dublin, Stockholm, et parce que les écosystèmes européens se connectent spontanément, dans un contexte de libre circulation des personnes, des biens, des projets, et des compétences…

On voit aujourd’hui les résultats économiques de cet ancrage britannique dans l’espace européen, qui facilite le business et profite largement au Royaume-Uni comme au continent : plusieurs multinationales françaises sont partenaires d’incubateurs de startups londoniens, tandis que les fonds d’investissement britanniques s’intéressent de plus en plus aux startups françaises de la French Tech. Cette dynamique gagnant-gagnant pour nos deux pays risquerait d’être stoppée net, si le Royaume-Uni quittait brutalement la famille européenne.

Je n’ai jamais bien compris l’argument selon lequel le Royaume-Uni serait plus fort en dehors de l’Union européenne, s’il pouvait bénéficier de la zone de libre échange de l’Espace Economique Européen sans être soumis aux contraintes règlementaires. Comment croire que ce qui peut être valable pour des petits pays comme l’Islande ou la Norvège serait reproductible pour une puissance comme le Royaume-Uni, au moins dix fois plus grand ? Concrètement, les Britanniques se verraient imposer des décisions prises par d’autres sans possibilité de peser à la table des négociations. Les Norvégiens le reconnaissent eux-mêmes, et le déplorent souvent : « We pay but we have no say ». Ce n’est pas ce que j’appelle une reconquête de souveraineté…

Il est urgent pour les peuples, et pour les gouvernements qui les représentent, de réinvestir le champ des institutions européennes

Cela dit, je n’ignore pas que le choix donné aujourd’hui aux habitants du Royaume-Uni n’est pas qu’économique. Je comprends et je partage, de même que beaucoup de mes compatriotes, les frustrations de certains Britanniques vis-à-vis des institutions communautaires. Comment ne pas détester ce visage froid et technocratique parfois affiché par la Commission européenne ? Comment ne pas rejeter sa neutralité affectée, trop souvent déconnectée de la réalité du terrain et des attentes de nos concitoyens ? Comment ne pas déplorer son manque de légitimité démocratique ? Mais c’est justement pour toutes ces raisons que, loin de s’en éloigner, il est urgent pour les peuples, et pour les gouvernements qui les représentent, de réinvestir le champ des institutions européennes.

La question du Brexit dépasse largement le devenir d’un seul pays et de ses habitants

Plus j’avance dans ma réflexion, plus je me dis que la question du Brexit dépasse en réalité largement, à l’heure du numérique, le devenir d’un seul pays et de ses habitants. Dans le monde tel qu’il émerge, celui des usages numériques nouveaux, des géants de l’internet, des start-ups et des réseaux sociaux, l’enjeu pour l’Europe est de parler d’une voix unie pour donner du sens à la technologie. Dans deux jours, j’irai à Bruxelles pour discuter avec mes 27 homologues des pays membres de l’Union européenne des conditions de la création d’un marché unique numérique, qui doit permettre à nos entreprises de profiter au maximum du potentiel du commerce électronique, des objets connectés et du big data, et aux consommateurs européens d’acheter partout sans subir des discriminations.

Nous avons récemment adopté un texte qui protège de manière harmonisée les données personnelles de tous les Européens et leur permet de revendiquer un droit à l’oubli sur les réseaux sociaux. Nous avons permis que l’itinérance mobile pour ceux qui se déplacent en Europe soit gratuite dès l’année prochaine. Nous discutons des exigences à instaurer pour que les personnes en situation de handicap puissent utiliser partout en Europe des sites internet et des applications mobiles qui leur sont accessibles. Nous réfléchissons à la manière de mieux connecter les territoires en Europe pour qu’internet en très haut débit et la couverture en téléphone mobile arrivent aussi dans les campagnes et pas seulement dans les grands centres urbains. Dans cette entreprise de définition commune de ce que peut apporter le numérique à la société et à l’économie, le Royaume-Uni a son mot à dire.

Seule une Europe forte peut permettre aux Etats de continuer à jouer un rôle important dans le concert virtuel international

S’il reste isolé, il court le risque, j’en suis convaincue, de se transformer en plateforme de consommation passive des technologies numériques. Or les enjeux sont immenses, dans un monde de la data et de l’algorithme où la valeur se calcule par le nombre d’usagers. Dans ce monde-là, un Facebook ou un Alibaba peuvent décider du cadre de nos vies. Il nous appartient de promouvoir ensemble un internet que nous voulons libre, ouvert, divers, émancipateur, mais aussi protecteur et respectueux des identités individuelles et des choix des nations. Seule une Europe forte peut permettre aux Etats de continuer à jouer un rôle important dans le concert virtuel international. La vraie question du Brexit revient à se demander comment continuer à peser sur les règles du jeu mondial, sans pour autant renoncer à son identité propre. La réponse, peut-être contre-intuitive, peut-être paradoxale, c’est que dans un monde de plus en plus connecté, c’est justement l’Europe qui permettra de réaffirmer et de réinventer les appartenances. La construction de l’avenir passe par l’union de nos forces plutôt que par la division. Les entrepreneurs qui construisent l’Europe de la tech le prouvent chaque jour. Allez, tous, #HugABrit !